Le monde pendant / le monde d'après
Depuis plus d’un an maintenant, la pandémie du Covid 19 est présente dans nos vies. Comme tout évènement marquant dans l’histoire, les avis divergent quant à l’analyse de la situation. L’actualité nous offre une illustration de la prolifération du complotisme, des mécanismes des théories du complot, etc. Nous constatons ainsi une méfiance envers les institutions, la science et les médias. Nous pouvons alors nous poser plusieurs questions, qu’est-ce qu’un complotiste ? Qu’est-ce qu’une théorie du complot ? Comment se créent-elles ? Quand ces termes sont-ils utilisés et par qui ? Quels en sont les mécanismes ?
Nous tenterons d’y répondre tout au long de cet article.

Dans un premier temps, il s’agit de définir ces termes, car la multiplication de leurs emplois à outrance depuis plus d’un an a potentiellement altéré leur réelle signification. Je suis donc allée chercher les définitions sur des sites connus de tous et en ai relevé quelques unes. D’après le Larousse, un complot correspond à « l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, c’est un projet plus ou moins répréhensible d’une action menée en commun et secrètement » ou encore d’après l’Internaute « C’est un terme qui désigne une façon de penser liée à la théorie du complot, c'est-à-dire à la pensée que des complots seraient orchestrés par les plus hautes instances pour imposer un mode de vie, porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. ». D’après le dictionnaire Le Robert, un complotiste est « un défenseur d’une théorie du complot ». Selon le CNRTL, c’est « un dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l’intention de nuire à l’autorité d’un personnage public ou d’une institution, éventuellement d’attenter à sa vie ou sa sureté », «  projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes ».
Ou encore, selon Wikipédia, « une théorie du complot est une expression qui dénonce comme abusive une hypothèse selon laquelle un évènement politique a été causé par l’action concertée et secrète d’un groupe de personnes qui avaient intérêt à ce qu’il se produise, plutôt que par le déterminisme historique ou le hasard. »

Ainsi après avoir relevée ces quelques définitions, j’ai pensé qu’il serait intéressant de se renseigner auprès des personnes dites complotistes pour connaitre leur avis sur ces termes. J’ai donc rejoint plusieurs groupes sur le réseau social Facebook et après avoir discuté avec eux, je leur ai posé plusieurs questions. 9 personnes ont répondu à mon enquête, qui se présentait sous la forme d'un questionnaire.
Le complotisme depuis la pandémie du Covid-19
-"Mot utilisé pour dissuader l’avis contradictoire que l’on est en droit d’avoir sur n’importe quel sujet… mot associé contre covid, vaccin etc."
-"Personne partisan de théories sans preuve scientifique, ni fondement, ni fait tangible."
-"Tazer intellectuelle visant à ne pas débattre sur le fond."
-"Devenu le terme commun pour dénoncer les contradicteurs de la pensée unique. Autrefois réservé à ceux qui conspiraient et énonçaient des contre vérités."
-"Illumination"
-"Terme utilisé pour discréditer toute pensée alternative ou divergente."
-"Terme fourre tout afin de clore un probable débat (définition 2020)"
-"Etre libre de penser par soi même."
-"Nouvelle excuse pour dissimuler la vérité."
Après avoir analysé leurs réponses, j’ai souhaité mettre en parallèle leur définition et celles des sites internet et, dictionnaires.
Dans le sondage et dans les groupes Facebook, ces personnes souhaitent être exposées et réclament le dialogue et n’ont pas la volonté de rester dans l’ombre. Cela ne répond pas entièrement aux définitions qui parlent de « groupes de personnes aux actions secrètes ». On peut observer par contre, comme similitudes, que le groupe interrogé estime que leur avis et leur opinion sont bien contraires à celui « commun » du plus grand nombre diffusé par l’état, médias. A l’unanimité, le terme « complotiste » est davantage utilisé depuis la pandémie. L’analyse d’Alejandro Romero Reche, dans son article Théorie du complot, secret et transparence explique que « la notion de complot est liée au secret ». Notre société est en perpétuel partage d’informations, nombreux sont les philosophes qui la compare a une société transparente. Néanmoins il existe encore des espaces d’opacités (secrets d’état, dark web, deep web). Ainsi pour parler de complot, doit être tenu secret, les groupes impliqués et leurs activités. « Les groupes peuvent être connus, mais les activités doivent être secrètes pour qu’on puisse parler de complot. »  Donc ceux qui adhèrent aux théories du complot doivent croire au moins à l’une des deux options suivantes, soit la société de la transparence n’est pas tellement transparente ou alors il y a des conspirateurs qui sont capables de cacher leurs activités, peut-être même leur existence, en pleine lumière. Le secret peut être gardé au moyen de deux stratégies principales : l’évitement « passif », c'est-à-dire que les conspirateurs réalisent leurs activités secrètes dans des espaces d’opacité déjà existants. Ou alors la dissimulation « active » où ils doivent créer de nouvelles formes d’opacité en utilisant le déguisement et le mensonge.
J’ai décidé d’exposer ici quelques exemples, passés ou actuels qui semblent user de ces deux stratégies.
Comme premier exemple j’ai choisi un sujet délicat, connu de tous, l’antisémitisme nazi. Dans la croyance collective, Hitler était à l’origine de l’antisémitisme. Mais cette doxa est fausse, les origines de l’antisémitisme sont bien plus anciennes. Le compte rendu La base du complot juif dans la vision du monde nazi, de la conférence de Frédéric Sallée, professeur agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine à l’Université de Grenoble, explique que les nazis, pour fonder leur propos, ont récupéré d’anciens complots déjà existants. A savoir que « les juifs se réunissaient en secret dans les cimetières la nuit pour comploter », « le juif parle une autre langue différente, très spécifique ce qui alimente l’idée du complot », «  le juif détient les finances et conseille le roi sur les questions financières au 18ème siècle (propagé par les Lumières) », « le juif est criminel, il utilise sa religion pour discréditer les autres religions ». Les origines de l’antisémitisme sont avant tout des sources européennes, à la fin du 19ème siècle, nombreux pays d’Europe voient ressurgir une haine envers les juifs. L’ensemble de ces images, complots et haine commune envers une minorité a été pour Hitler, un prétexte parfait pour faire passer ses intérêts politiques, économiques. Comme vu tout à l’heure, c’est d’une stratégie « passive » qu’use le nazisme. Il y a une réutilisation des zones d’ombres et le conspirateur cache ses activités en pleine lumière. La stratégie étant de séparer les gens pour que règne une race élue. C’est un des éléments du totalitarisme, avancer masqué, faire semblant et dire les mots à la place de ce qu’ils sont vraiment. Au lieu d’annoncer une « éradication de la moitié de la population » on parle de « purification ethnique ».
Cela peut être rendu possible quand en amont, est réalisé un travail sur l’inconscient collectif. Comment des idées, messages se disséminent partout et deviennent des automatismes que la population n’ose plus et ne pense plus remettre en question ?

Un deuxième exemple, plus récent à présent, celui des industriels du tabac. Dans les années 50, le tabac est vécu dans la plus grande insouciance, mais celle-ci n’a pas duré. Des soupçons s’accumulent et les scientifiques dans leurs recherches montrent que les composants de la fumée du tabac peuvent provoquer des cancers dans les voies respiratoires et les poumons. En décembre 1953, des chercheurs provoquent un cancer chez des souris en les badigeonnant de goudrons de cigarette. Face à cette découverte, une bataille s’engage aussitôt. Le professeur Glantz, expert en santé publique explique dans une interview que les preuves que le tabac provoquait le cancer étaient accablantes et que pour les industriels du tabac c’était une crise puisqu’ils ne pouvaient contester. Alors, les dirigeants de toutes les grandes compagnies de cigarettes se sont réunis à New York (tenue secrète à l’époque). Nous savons à présent qu’une réunion a eu lieu à l’hôtel Plaza en décembre 1953 entre les patrons des 7 grandes manufactures appelé Big Tobacco. Confrontés au progrès de la science, les fabricants de cigarettes établissent un plan. Ils décident de lancer une campagne et de rédiger une déclaration publique où ils s‘engagent à aider la recherche sur le tabac et la santé et créer le comité de recherche de l’industrie du tabac. Au lieu de pourfendre la science qui accable le tabac, les cigarettiers investissent massivement dans des laboratoires de recherches. Ils utilisent la méthode scientifique contre la science établie pour discréditer la science. Ils ont financé des « recherches de diversions ». Par exemple, leurs recherches étaient : la relation entre le radon et le cancer du poumon, ou encore entre l’amiante et le cancer de poumon. En effet le radon et l’amiante provoquent le cancer mais leur but n’était pas de prévenir le cancer mais de détourner l’attention sur le tabac. C’est une stratégie de dissimulation « active » : détourner les soupçons en multipliant les suspects, multiplier les postes de recherches pour qui veut semer la confusion. Cela a servi de modèle pour tous les autres dénis scientifiques qui ont suivi comme l’industrie alimentaire, agricole, pharmaceutique …
Enfin, un dernier exemple de dissimulation active du secret, un projet de loi face à l’ampleur des dégâts environnementaux : l’Appel d’Heidelberg. Ce texte est écrit en 1992, il se présente comme un message de l’élite scientifique aux dirigeants du monde. Il commence par un soutien ambigu à l’écologie et dénonce « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Deux mois avant le sommet de Rio, un colloque rassemble des scientifiques inquiets. Pour eux, la pression sur l’industrie, est le fait d’écologistes irrationnels. Leur but étant de défendre la raison scientifique contre ces fanatiques, les organisateurs font circuler le texte dans des universités, laboratoires, pour recueillir le maximum de signatures d’autres scientifiques leur permettant de légitimer une certaine forme de science et créant ainsi des groupes « opposés ». Des milliers de signatures affluent du monde entier, des chercheurs, des scientifiques, des grands penseurs, des intellectuels et les trois quarts des lauréats du prix Nobel. Le commanditaire de ce texte, on le sait aujourd’hui était l’industrie de l’amiante. A cette époque, les dangers de l’amiante sont dénoncés par les sciences de l’environnement. Pour l’industrie, il fallait disqualifier ses recherches « gênantes » : c’est toute l’habilité de l’appel d’Heidelberg. Dans le texte, il est sous-entendu de renvoyer ces disciplines scientifiques à un ensemble de pratiques irrationnelles. Tous les scientifiques, en signant ce texte, pensaient défendre un plaidoyer pour la rationalité scientifique et le progrès mais ils ont simplement été utilisés à d’autres fins.

Aujourd’hui, aucun chercheur académique ne défend la diminution des théories. La crise sanitaire actuelle prouve au contraire qu’elle dispose d’un public nombreux. Cette crise a mis en exergue la pensée dualiste puisque chaque problème, débat a été envisagé en terme de pour/contre, par exemple : pour ou contre le vaccin, le confinement, les tests, le masque.
Baptiste Morizot dans son livre Raviver les braises du vivant évoque le dualisme comme source de conflits stériles : « Le dualisme, personne n’y croit, mais c’est un spectre qui nous hante. Il ne régit pas nos vies intimes, ni nos expériences réelles, mais il s’active dès qu’on entre en conflit, qu’on parle (puisqu’il a pris le monopole sur les mots), dès qu’on absolutise nos oppositions, qu’on hiérarchise sans attention aux ambivalences du réel, dès qu’on est gêné par une altérité, qu’on est ébranlé par une incertitude. Ce n’est pas une métaphysique au sens fort, ce n’est pas un système du monde : c’est un dispositif de pouvoir qui sert à triompher par l’exclusion binaire, face à la complexité et aux ambigüités du monde, qui sert à ne pas voir le point de vu des interdépendances, qui sert à se recroqueviller dans un camp contre un autre, à opposer des intérêts de manière à se retrouver gagnant ou victime ». Il est intéressant pour penser notre avenir et construire notre futur de comprendre et analyser notre passé. Lorsque l’on constate que la science, les médias, les politiques ont pu avoir recours à une dissimulation de leurs intentions, comme vu dans les cas exposés, nous ne pouvons qu’être encouragés à douter, voire se méfier. Je pense que travailler à la diminution des espaces de secrets, favoriser la transparence dans les institutions, les débats, les prises de décisions et abolir les conflits d’intérêts réduiraient l’assise des spéculations sur les complots, car nous avons vu que tout complot a besoin de secrets. Questionner notre bon sens, remettre en question l’avis commun, s’interroger, discuter, créer des débats est essentiel à la diversité et la multiplicité qui sont les ressors même de la vie. C’est une véritable invitation à créer sa propre opinion, non figée et enrichie de ses interactions avec autrui.
Nina Cusenier
1- Comment définiriez-vous le terme "complotisme" ? 
2- Par qui est-il employé ? Son usage vous parait-il justifié ?
-"Utilisé par les gens qui ont la télévision."
-"Les médias véreux qui veulent faire passer le message des élites."
-"Essentiellement par l’appareil d’état et medias de masse et les citoyens influençables"
-"Ceux qui sont fermés plutôt qu’ouvert au dialogue… Absolument pas !"
-"par ceux qui refusent de s'interroger sur une réalité alternative."
-"Par tout le monde. Il est complètement galvaudé."
-"Terme employé par les médias dits Mainstream. Usage totalement injustifié"
-"Les médias et ceux qui ne croient que ce qu’on leur présente. Ceux qui sont naïfs de croire que le monde tourne bien. Usage injustifié."
-"Par l’état et ses partisans. Je trouve que cela réduit les personnes qui ont un autre avis alors que nous sommes censés être en démocratie."
3- Trouvez-vous que ce terme est davantage employé depuis la pandémie de Covid-19 ?
100 % de réponses positives
4- Pour vous, qu'est-ce qu'une théorie du complot ?
-"Emettre une hypothèse qu’un groupe de personnes manipulent d’autres personnes."
-"Des personnes qui expriment leurs avis qui ne sont pas la vision des dirigeants."
-"Théories sans preuve scientifique, ni fondement, ni fait tangible. Les théories du complot apportent des réponses faciles à des problèmes complexes."
-"Une idée possible mais à vérifier."
-"Théorie qui tente d’expliquer une série d’évènements par des manœuvres sournoises et non démocratiques."
-"La théorie du complot, c’est quelque chose qui est avancé sans pouvoir le prouver… Tout l’inverse dans cette crise sanitaire !"
-"Normalement, c’est une fausse théorie mais c’est devenu un moyen de cacher la réalité."
-"Une théorie basée sur des hypothèses ou des faites erronés ou irréalistes."

Enquête auprès de personnes dites complotistes
Sources :

- Adresse du sondage : https://my.survio.com/T1S1Z9H3M6B3P3A9K4L9/results,
- Le Documentaire La fabrique de L’ignorance,
- L’Article Théorie du complot, secret et transparence d’Alejandro Romero Reche,
- Le Compte rendu La base du complot juif dans la vision du monde nazi, de la conférence de Frédéric Sallée,
- Le Livre Raviver les braises du vivant de Baptiste Morizot.
Analyse